"FORT" - 2014 - Estuaire de la Tamise.
Fort
Avril 2014
Pieuvres de métal
Ce qui frappe dans l’œuvre de Francesca Piqueras, année après année, c’est sa fidélité au sujet paradoxal : la nature envahie par la main de l’homme, des constructions à l’abandon, la sourde et lente déliquescence d’une ambition industrielle ou politique depuis longtemps caduque. Avec « Fort », Francesca Piqueras poursuit son aventure visuelle dans une veine toute britannique. Après le Bengladesh et la mer du Nord, c’est en effet près de Londres que nous conduisent ces photographies presque fantastiques. Dans une couleur toujours tissée de ciels et d’ocre, qui rappelle les navires en déconstruction et les plateformes mortifères de ses précédentes expositions, Francesca Piqueras capte les insolites forts Maunsell (du nom de leur architecte), qui surgissent dans l’estuaire de la Tamise. Victor Hugo aurait été conquis : on dirait le décor d’un chapitre de L’Homme qui rit. Construites par la Royal Navy pendant la Seconde Guerre Mondiale pour combattre une invasion allemande, à l’abandon depuis la fin des années cinquante, ces tours se dressent telles de véritables pieuvres de métal. La photo de Francesca Piqueras a su saisir le paradoxe de leur vocation et du calme de la mer. L’inquiétante alchimie de l’eau, du fer et de l’air, et jusqu’au béton de ce totem, sorte de temple japonais à demi englouti comme une Atlantide – cette alchimie fonctionne à merveille dans le cadre retenu par la photographe. Toujours attentive à l’esthétique érectile de ses sujets, Francesca Piqueras nous émeut, une fois de plus, en superposant une œuvre involontaire de plasticien, de sculpteur, à l’outil d’une tactique politique et guerrière. De l’aube au crépuscule, la lumière entraîne cette ville morte éparpillée dans une légende mi-aquatique mi-onirique, une lumière qui n’appartient qu’au talent de Francesca Piqueras, et qui ne vit que grâce à ses choix toujours visionnaires. Célébrant la victoire de la nature sur l’arrogance et la peur des hommes, cette nouvelle exposition nous invite à suivre le fil ocre que tisse son séduisant auteur depuis des années, magnifique frontière entre notre monde fragile et la beauté des songes debout.
Stéphane Héaume – Janvier 2014
FORT par Julie Wolkenstein - Janvier 2014 -
Ce sont des machins qui ressemblent à des machines. Vraisemblablement, elles ont été conçues par des ingénieurs, dessinées par d’autres ingénieurs, fabriquées, assemblées, équipées, installées là, à une distance, impossible à mesurer, d’un rivage, ou d’un îlot vivable, naturel ou artificiel. On les a entretenues, réparées. Elles faisaient sans doute du bruit, crachaient peut-être de la fumée. Des humains s’y sont rendus - équipes de jour, puis de nuit ? Ils y ont procédé aux manœuvres auxquelles elles étaient destinées à servir. Car elles servaient. A détruire ou à construire quelque chose.
Photographiées par Francesca Piqueras, elles semblent ne plus servir à rien ni à personne. Ce sont des insectes, des échassiers, des top models, des extra-terrestres qui ont poussé là tout seuls, et qui, bustes lourds perchés sur des jambes comparativement graciles, attendent.
La mer, autour, a l’air froide, uniquement réchauffée par leur couleur rouille. Couleur d’origine ou oxydation ? Ils attendent comme des objets, inanimés, c’est-à-dire peut-être sans âme, en tout cas sans conscience du temps qui passe sans que cesse leur attente.
Ils nous regardent patiemment, tantôt isolés, tantôt regroupés dans un pathétique effort pour rompre cet isolement : parce que la nuit tombe ? parce que la mer s’est encore refroidie ? parce que les nuages, ou le soleil qui soudain les troue les menace ? parce que se forment parfois entre eux des alliances, des familles ?
Ils vieillissent. Personne ne vient. A une distance elle aussi impossible à mesurer, paraît plantée leur matrice, plus large, plus tankée, soutenue par deux gros piliers. Ce n’est pas elle qu’ils attendent. Elle, c’est une ruine qui couve des épaves. Ils ne sont pas tout à fait orphelins, c’est déjà ça.
Il y a, dans un jeu vidéo culte qui s’appelle Myst, plusieurs mondes où ces bestioles anthropomorphes aux rouages grippés pourraient vivre, des mondes mal situés, entourés d’eau, reliés à rien, des îles mécaniques elles aussi hors d’usage : le joueur y mène une quête, fait tourner des roues grinçantes, déniche des chaînes, manipule des leviers arthritiques, appuie sur des boutons qui gémissent vainement. Mais s’il réfléchit vraiment, et y passe suffisamment de nuits blanches, le métal lentement se réveille, un engrenage se met en marche, une aiguille, sous un cadran de verre piqué, tressaute, une porte épaisse aux gonds sonores s’entre-ouvre : une partie de la partie est gagnée.
« Fort », nous dit Francesca. Comme, sûrement, ce n’est pas pour railler la robustesse dérisoire, rongée par le sel, l’utilité défunte de ses créatures aux yeux de fer braqués sur nous, est-ce qu’elle nous demande de croire à leur imminente résurrection ? Ou plutôt qu’elle rend hommage à leur constance passive, à cette inertie apparente, démentie par leur regard sur nous, et nous invite à leur rendre ce regard, dans un échange qui, sans l’achever, distraira leur attente ?