''L'ARCHITECTURE DE L'ABSENCE" -Bangladesh - 2011
WRECKS par Olivier ROLIN
Plus grands objets mobiles jamais construits par l’homme, les bateaux sont des monuments vagabonds. Ils ont la majesté des choses énormes et lentes. Voûtes, citernes, ballasts, passerelles et passages dérobés, secrètes alvéoles, hauts cintres de fer, retentissant des échos de la tôle qui se déforme comme sous un coup de poing gigantesque, des borborygmes de l’eau… Tuyauteries, câbleries, lourds panneaux coulissant sur l’ombre des cales, machines battant lentement dans les profondeurs chaudes, grandes fleurs de bronze des hélices. Labyrinthes, cachots piranésiens, forteresses voguant comme les nuages. Architectures géantes, que nomme un lexique ésotérique, barrots, baux et bauquières, porques et serres, membres, préceintes, varangues... Regardez ces minuscules silhouettes qu’une des photos de Francesca Piqueras nous montre au pied de la muraille d’une coque : ces créatures infimes, ce sont des hommes. Au-dessus se dresse une cathédrale de métal, avec ses arcs et ses orgues d’acier bouton-d’or. Il y a quelque chose de pathétique (et presque d’invraisemblable) dans le spectacle des colosses échoués parmi le dédale des flaques d’eau miroitante, comme n’importe lequel des menus déchets qu’abandonne derrière elle la marée, bouteilles vides, débris de plastique, bois flottés, frange de varech. Une partie de la fascination de ces images vient de là : quelque chose n’est pas à sa place, il y a là-dedans de la catastrophe, au sens grec, originel, de katastrophê : bouleversement, renversement de l’ordre des choses.
Sur certaines photos, cette catastrophe prend l’apparence prévisible du chaos. Les épaves gisent en vrac, tas de ferraille jonchant le glacis noir de la vase. Une échelle en accordéon escalade tant bien que mal une paroi de tôle froissée, gondolée, maculée, l’ouverture découpée d’une porte laisse paraître, derrière le premier plan de gadoue et de métal, des arbres grêles. Renversé, un tronçon de coque expose toute une tripaille de tuyauteries arrachées. Cela tient de la décharge et de la casse, de la mise à sac. Il y a du laisser-aller, du débraillé dans ces dévastations. Un château arrière à demi démoli montre, autour de la haute crypte de la salle des machines, le fouillis que révèlent les immeubles éventrés par un tremblement de terre. Un bulbe cabossé, rouge, fait un nez de clown (ou une bosse de Polichinelle) à un vraquier désossé. Mais ce qui frappe dans d’autres photos c’est au contraire, et paradoxalement, le caractère ordonné de la destruction. Traits de découpe tirés au cordeau, révélant des géométries parfaites. C’est alors une destruction construite, si l’on peut dire, qui est donnée à voir. Un couple (c’est ainsi qu’on nomme chacune des sections transversales de la coque) se dresse, symétrique, barré d’un lourd linteau tel un torii japonais. L’espace qu’il ouvre et borne est comme un espace sacré, où ce qui s’aperçoit –la poupe d’un grand navire, un pétrolier sans doute- semble préparé pour le sacrifice plutôt que le démantèlement. Le brun-rouge du métal, aux reflets de laque et d’acajou, renforce l’esthétique japonisante. Une haute plaque de tôle d’un rouge de sang, de rouille, appuyée sur des arcs-boutants courbes, se dresse comme un totem : c’est une forme puissante, pure, parfaite. Une autre pièce (il s’agit en fait de la même, je crois, vue d’un autre côté) offre l’apparence d’une sorte de gibet strié, ou bien encore d’une lettre de quelque alphabet de géants. Une coque tranchée présente une section de métal couleur de pain brûlé, entre brun et mauve, rideau de ferraille vertigineux, côtelé comme un velours, blasonné de l’empreinte géométrique de formes disparues. (Quel prodigieux décor de théâtre cela ferait ! Pour une tragédie, certes, pas pour une comédie de boulevard.)
Il faut parler de la beauté des couleurs. Si sculpture et architecture trouvent dans ces ruines de quoi exciter leur imaginaire, la peinture aussi. Rouge des œuvres vives, ou plutôt un rose profond, compliqué, entre fraise, capucine et grenadine, rincé de blanc, piqué parfois de taches violettes, zébré ailleurs de coulures sombres, moucheté de concrétions blanches, tamponné de mousses vertes, soulignant le bleu-noir d’une coque dont la découpe révèle un ruché de tôles peintes d’un ocre éclatant, de pollen ou de jaune d’œuf. Blanc des superstructures, argent des gaines, tôle nervurée d’un mauve brumeux. Les bandes horizontales de terre de Sienne, d’orange brûlée, de brun ambré, qui colorent un panneau de cale ouvert, lui donnent vaguement l’apparence d’un tableau de Rothko. Palette d’acier, de ciel et de vase. Partout de grands pans d’ombre s’enfoncent entre les plages de couleurs vives.
Cela se passe, cet équarrissage grandiose, au Bangladesh, près de Chittagong. On a peine à croire que ces architectures gigantesques vont être minutieusement découpées en morceaux assez petits pour que des hommes puissent les porter jusqu’à la terre ferme, on ne peut concevoir le nombre inouï d’allers et retours que les fourmis humaines devront accomplir pour les faire disparaître (on n’ose imaginer non plus au prix de quelles souffrances.) Des colosses de pierre il reste toujours quelque trace, les vestiges de Rome hérissaient encore la campagne quand les bergers y menaient leurs chèvres, pyramides et sphinx ensablés ont franchi les millénaires ; de ces immenses ruines métalliques, un jour il ne restera rien, juste un sillon dans la vase, l’empreinte d’un Léviathan que la prochaine marée effacera. Et ces photos.
Francesca Piqueras
L'architecture de l'absence
Chittagong, Bangladesh
14 janvier au 28 février 2011
Un an après l'exposition "Paysages clairs pour des jours sombres", dans cette même galerie de l'Europe, ce n'est plus un voyage sur la transparence du monde auquel Francesca Piqueras nous convie avec "L'architecture de l'absence", mais à une plongée dans son démantèlement.
Francesca Piqueras s'est rendue au Bangladesh, sur la côte de Chittagong, au nord de la rivière Karnaphuli, où sur près de dix kilomètres, une centaine d'épaves gigantesques rythme le bord de mer de ses flancs rouillés qui, peu à peu, se vident de leur substance. Là, en témoin fasciné, Francesca Piqueras a surpris les derniers signaux de puissance de navires à bout. Avec respect, car toujours en recul de ce démantèlement, elle a vu de ces funestes ports tout le spectacle du monde : monde de vaisseaux d'industrie, dont on sent encore la fierté des étraves dressées, monde des hommes absents qui ont su les bâtir avant de les renier.
Le tour de force de Francesca Piqueras est de nous émouvoir par la mise en scène pudique, presque détachée, de ces paquebots que l'on désosse, sans montrer les mains encore plus abîmées de ceux qui lentement éteignent leurs derniers feux. Hommes qui s'éteignent eux aussi, artisans acharnés sans autre choix possible, assistant pour survivre à la morbide répétition d'une mort qui les cueillera plus loin, vite, quelque part dans les terres, là-bas, dans les quartiers pauvres de Pathargata, Chandgaon ou de Sholashahar, sur d'autres rives où l'on brûlera leur corps.
Paradoxe de cette double extinction: par le jeu des plans et des lumières, Francesca Piqueras reconstruit avec subtilité cet univers qui lui est propre. Elle offre à notre regard un décor de fin de monde, presque lunaire, le décor d'un opéra tristement moderne où l'on pourra reconnaître, çà et là, les derniers vestiges d'une civilisation engloutie, des arches de Noé éventrées, vagues de métal aux couleurs de nos émotions.
Une fois de plus, Francesca Piqueras nous montre par son talent que la soustraction des éléments - cette "architecture de l'absence" - lui permet, à l'inverse, d'apporter quelque chose à l'art de la photographie.
STEPHANE HEAUME - Janvier 2011