MOVIMENTO Italie - Chine (2018-2019)
ANTHROPO-SCENE
Francesca Piqueras a, une décennie durant, photographié d'étranges fossiles technologiques échoués sur les rives des mers et des océans du globe. Elle est entrée, avec nous, dans l'Anthropocène. Une ère façonnée par l'homme, une époque au sens géologique où les traces d'une activité industrielle en perpétuel renouvellement se lisent à l'œil nu, à même la surface du globe, sans qu'il soit nécessaire d'explorer les strates d'un âge disparu. Nul archéologue ne se penchera sur ces carcasses : elles appartiennent à un présent qui transforme, engloutit et régurgite dans un même élan les obscurs outils d'un âge de fer et de béton. Sa vision sensible continue d'interroger sans le juger ce conflit incessant entre construction et déliquescence, création et effondrement, où nature et humanité s'affrontent en un combat sans vainqueur.
Elle porte aujourd'hui son regard sur les meurtrissures de la roche, sur la contrainte des fleuves, en d'étonnants dyptiques où se confrontent les créations les plus sublimes et les destructions les plus implacables. Ici sont gravés dans le marbre les âges de l'homme, zébrures quasi cubistes où se lisent en noir et ocre les blessures d'une montagne mise en pièces. Ici la vie d'un fleuve étranglé par les barrages s'écoule en jets boueux et bouillonnements furieux, derniers sursauts de liberté. Dans cette dynamique paradoxale, où le mouvement accentue l'immuabilité, la pierre et l'eau entrent en résonance, se font l'écho d'une défaite irrésistible, signalent l'abandon prochain, inéluctable, de constructions humaines vouées à décliner et à disparaître.
Francesca Piqueras sait capter le jeu subtil entre équilibre et déséquilibre, entre ordre et entropie. Ses cadrages animent et mettent en tension les flux antagonistes qui s'ignorent et se combattent, coexistent et se répondent : d'un côté, l'inventivité prodigieuse de l'homme, de l'autre, la puissance irrépressible de la nature. En créant ainsi une dimension à la fois objective et émotionnelle, elle définit un espace hors du temps mais profondément ancré dans notre époque, qui préfigure l'accélération vers le chaos des origines, en un cycle immuable. Une vision qui prend littéralement un sens métaphysique, à la limite de la prophétie. Si la matière se désagrège et se dilue, si elle porte les traces du passage éphémère de l'humanité, c'est pour mieux accentuer sa possible métamorphose, en une re-création indépendante à la fois des lois de la nature et de la main de l'homme.
Ses photographies marquent ainsi l'émergence d'une architecture arbitraire, sans but apparent ou signification directe, qui s'anime d'une vie propre, formes abstraites et anachroniques réinventées par la fantaisie des éléments. Dans cette géométrie spontanée, les éléments, qu'ils soient fluides ou solides, délimitent un univers à la fois onirique et réel, indifférent à notre existence. Les structures qui en résultent appartiennent à un processus créatif hors de notre compréhension de l'ordre du monde, naturel ou humain.
C'est cette existence parallèle que Francesca Piqueras a choisi d'explorer. Ce constat d'une extrême acuité invite à une relecture de notre époque, réinterprète le concept d'Anthropocène en une « anthropo-scène », une mise en lumière de la contraction du temps lui-même, qui s'emballe et s'enraye dans une même mécanique, accèlère le passé et comprime le futur. Un temps de progrès qui broie et jugule indifféremment la roche, l'eau et les hommes. Entre les cicatrices à vif d'une transmutation brutale et la fragilité de notre condition humaine, les monuments improbables de Francesca Piqueras règnent en silence sur une scène absurde, et expriment avec force l'esthétique insolite, intemporelle, mais fondamentalement contemporaine d'une archéologie de notre présent.
Joël Halioua
Novembre 2018
ANTHROPO-SCENE
For a decade, Francesca Piqueras photographed weird technological fossils stranded on the shores of the seas and the oceans of the world. She entered, with us, the Anthropocene. A man made era, an eon in geological terms where the remains of an industrial activity in perpetual renewal can be read by a naked eye, just on the surface of the globe, without the need to explore strata from a gone by age. No archaeologist will ever look into those carcasses: they belong to a present time which transforms, swallow and regurgitate in a single motion the obscure tools of an age of iron and concrete. Her sensitive vision keeps questioning without judging this ceaseless conflict between construction and decay, creation and collapse, where nature and humankind clash in a fight without victor.
In this new work, she focuses on the bruising of the rocks, on the constraints of the rivers, in stunning diptychs where the most splendid creations and the most implacable destructions intersect. Here are carved in marble the ages of man, where can be read in black and ochre almost cubist zebra stripes the wounds of a mountain taken to bits. Here, life of a river strangled by dams flow in muddy spirts and furious bubbling, ultimate jolts of freedom. In this paradoxical dynamics, where movement increase stillness, stone and water resonate within each other, echoing an irresistible defeat, signalling the nearing and unavoidable abandonment of manmade constructions meant to decline and disappear.
Francesca Piqueras knows how to grasp the subtle nuances between balance and unbalance, between order and entropy. She frames what animates and twist antagonistic flux which both ignore each other and fight each other, coexist and alternate symmetrically: on one side, the tremendous ingenuity of man, on the other, the irrepressible power of nature. She thus creates a dimension which is both objective and emotional, and she defines a space out of time but deeply rooted in our time, which heralds the acceleration towards the original chaos, in an unalterable cycle. A vision which literally contains a metaphysical meaning, almost to the point of a prophecy. If matter crumbles and dilutes itself, if it bears the traces of the passing of humankind, it to better accentuate its possible metamorphosis, in a re-creation independent from the laws of nature and the hand of man.
Her photographs therefore mark the emergence of an arbitrary architecture, without obvious goal or direct meaning, which comes alive with a life of its own, abstract and anachronic shapes reinvented by the mere fantasy of the elements. In this spontaneous geometry, elements, whether fuld or solid, frame a universe both oneiric and real, indifferent to our existence. The resulting structures belong to a creative process out of the scope of our understanding of the order of the world, be it natural or human.
It is this very parallel existence that Francesca Piqueras choose to explore. This extremely acute statement invites to revisit our times, and reinterprets the concept of Anthropocene as an anthropo-scene, a metatheater of a contraction where time itself loses controls and jams and, by the same token, accelerates the past and compresses the future. A time of progress grinding and chokes indifferently rock, water and people. Between the vivid scars of a brutal transmutation and the fragility of our human condition, Francesca Piqueras unlikely monuments silently dominates an absurd stage, and strongly express the bizarre, timeless but fundamentally contemporary aesthetics of an archaeology of our present.
Joel Halioua
November 2018